Casser la pierre
Certains êtres ont été durement éprouvés par la vie depuis leur plus tendre enfance, violemment malmenés par leurs parents ou éducateurs, qui ne leur témoignaient jamais d’amour, mais au contraire les délaissaient, les méprisaient, les rejetaient, les maltraitaient, niaient même parfois leur existence. Par instinct de survie, ils se sont forgé une carapace au fil du temps, sans même s’en rendre compte. Ce fut une nécessité pour eux, le seul moyen de se défendre contre une hostilité extérieure permanente. Pour moins souffrir. Pour garder la tête hors de l’eau.
Quand ces êtres parviennent à l’âge adulte, cette carapace est devenue si épaisse qu’elle est aussi dure et résistante qu’un rocher. Quiconque désire approcher le cœur de ces personnes va devoir d’abord affronter l’épaisseur de la pierre tout autour.
Une erreur est souvent commise lorsque l’on se retrouve en présence d’un tel être, bien que l’intention en elle-même soit louable quand on est guidé par la compassion, l’amitié, l’amour, et ceci malgré le comportement parfois répréhensible de cette personne. Cette erreur, c’est de chercher immédiatement à briser sa carapace pour pouvoir accéder à son cœur et libérer ainsi l’amour. Car ce qu’il faut bien avoir à l’esprit, c’est que cet être ne sait pas ce que signifie le verbe "aimer", puisqu’il ne l’a jamais expérimenté. Il n’en connaît ni la couleur, ni le parfum, ni le son, ni la saveur. Ni rien d’autre. Il ne voit que la pioche que l’on est en train de brandir au-dessus de lui, geste qu’il considère comme une agression dont il lui faut à tout prix se défendre, aussi évident et puissant que soit aux yeux du reste du monde le geste d’amour manifesté envers lui. La force d’un amour sincère apparaît plus repoussante que les gestes les plus humiliants aux yeux d’un être cruellement blessé par la vie, et qui en a toujours aussi peur. À ses yeux, elle est à l’image d’une caresse sur la blessure ouverte d’un cerf abattu par le chasseur.
S’il ne réagit pas par la violence, il va renforcer en tout cas la solidité de son armure de pierre, déjà si difficile à briser, pour mieux se protéger.
On ne perce pas la carapace d’un être mal aimé d’un seul ni même de plusieurs coups de pioche, car la seule personne capable de le faire, c’est lui-même, lorsqu’il en aura compris la nécessité et le but.
Beaucoup de gens se sont cassé les dents, les reins et broyé le cœur, à vouloir briser rapidement le granit qui entoure solidement le cœur de tels êtres. Ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est que ces personnes ont accumulé le manque d’amour, les mauvais traitements, l’humiliation, l’injustice, la négation de leur être, pendant des années et des années. L’absence d’amour est gravée en eux comme une molécule de leur ADN. Ils doivent d’abord tout apprendre du verbe aimer pour être à même d’en comprendre le langage, et ceci ne se fait pas du jour au lendemain. Il faut premièrement les rassurer, puis les apprivoiser, avant de pouvoir prétendre leur apprendre ce qu’eux-mêmes considèrent encore comme une illusion, un mirage.
Si tu rencontres un jour un tel être, il te faudra beaucoup d’amour, d’empathie, d’humilité, de confiance en toi, de foi, et encore plus de patience, avant de voir enfin s’allumer une petite lueur d’amour dans ses yeux, une fois qu’il aura découvert ce que ce mot signifie, et surtout, après s’être assuré que tu le mets réellement en pratique toi-même au quotidien, que tu es bien celui/celle que tu prétends être et que ta vie correspond à tes paroles.
Alors, il se saisira lui-même de la pioche pour casser la pierre qui le protège, et c’est seulement à ce moment-là que tu pourras accéder à son cœur.
